( lien à coté des boules ) 
MAEVA RINKEL, Albertine disparue, Marcel Proust (
A la recherche du temps  perdu) 
MARCEL PROUST, A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
VI - ALBERTINE DISPARUE (LA FUGITIVE)
CHAPITRE I - LE CHAGRIN ET L'OUBLI
(...)
Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans  le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus  exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes  qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et  qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il  détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante  contradiction avec elle. Et j’aurais vraiment bien pu deviner plus tôt  qu’un jour je n’aimerais plus Albertine. Quand j’avais compris, par la  différence qu’il y avait entre ce que l’importance de sa personne et de  ses actions était pour moi et pour les autres, que mon amour était moins  un amour pour elle qu’un amour en moi, j’aurais pu déduire diverses  conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et, qu’étant un  état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la  personne, mais aussi que n’ayant avec cette personne aucun lien  véritable, n’ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme  tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors  d’usage, être « remplacé », et que ce jour-là tout ce qui semblait  m’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d’Albertine  n’existerait plus pour moi. C’est le malheur des êtres de n’être pour  nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée.  Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l’ardeur  de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit, le  jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre  d’Albertine, comme j’avais sans aucun chagrin donné à Albertine la  bille d’agate ou d’autres présents de Gilberte. 
Chapitre II
Mademoiselle de Forcheville
Ce n’était pas que je n’aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la  même façon que les derniers temps. Non, c’était à la façon des temps  plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me  faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de  souffrance. Et, en effet, je sentais bien maintenant qu’avant de  l’oublier tout à fait, avant d’atteindre à l’indifférence initiale, il  me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au point  d’où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments par  lesquels j’avais passé avant d’arriver à mon grand amour. Mais ces  fragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la  force terrible, l’ignorance heureuse de l’espérance qui s’élançait alors  vers un temps devenu aujourd’hui le passé, mais qu’une hallucination  nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l’avenir. Je lisais  une lettre d’Albertine où elle m’avait annoncé sa visite pour le soir et  j’avais une seconde la joie de l’attente. Dans ces retours par la même  ligne d’un pays où l’on ne retournera jamais, où l’on reconnaît le nom,  l’aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l’aller, il  arrive que, tandis qu’on est arrêté à l’une d’elles, en gare, on a un  instant l’illusion qu’on repart, mais dans la direction du lieu d’où  l’on vient, comme l’on avait fait la première fois. Tout de suite  l’illusion cesse, mais une seconde on s’était senti de nouveau emporté:  telle est la cruauté du souvenir.
Parfois la lecture d’un roman un peu triste me ramenait brusquement  en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés,  abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la  vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque  les forces de l’habitude, l’oubli qu’elles produisent, la gaîté qu’elles  ramènent par l’impuissance du cerveau à lutter contre elles et à  recréer le vrai, l’emportent infiniment sur la suggestion presque  hypnotique d’un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des  effets très courts.
Et pourtant, s’il ne peut pas, avant de revenir à l’indifférence d’où  on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances  qu’on avait franchies pour arriver à l’amour, le trajet, la ligne qu’on  suit, ne sont pas forcément les mêmes. Ils ont de commun de ne pas être  directs parce que l’oubli pas plus que l’amour ne progresse  régulièrement. Mais ils n’empruntent pas forcément les mêmes voies. Et  dans celle que je suivis au retour, il y eut, au milieu d’un voyage  confus, trois arrêts, dont je me souviens à cause de la lumière qu’il y  avait autour de moi alors que j’étais déjà bien près de l’arrivée,  étapes que je me rappelle particulièrement, sans doute parce que j’y  aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de mon amour d’Albertine,  ou du moins qui ne s’y rattachaient que dans la mesure où ce qui était  déjà dans notre âme avant un grand amour s’associe à lui, soit en le  nourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pour notre  intelligence qui analyse, contraste et image.
* MARCEL PROUST - A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
* ALBERTINE DISPARUE
 
Et c'est pas la forme extérieure de la littérature qui lui donne son aspect "fantastique" c'est le fait qu'elle soit de la littérature.
Après, tous les amusements formels ne font pas d'un âne une girafe."