Pages versus pajes

jeudi 11 février 2010

Elle ne dormait plus, ne mangeait plus _à Clopine_

"Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d'hôtel qui n'y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands: "Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la Comète." Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre, avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire: "Il est bien toujours le même", elle tempérait ses larmes d'un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d'âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d'aller trouver le Ministre de la Guerre.Le maître d'hôtel n'eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu'on ne se [vorapprochât pas de Berlin, puisqu'il lisait: "Nous avons repoussé avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc.", actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu, mais vainqueur. Je n'étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j'avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu'en principe le docteur nous traitât par l'isolement, on m'y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n'était même pas allé à Combray et que ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville! "Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait en finissant Gilberte. J'étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu'à Tansonville je serais à l'abri de tout. Je n'y étais pas depuis deux jours que vous n'imaginerez jamais ce qui arrivait: les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un État-Major allemand suivi d'un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j'étais obligée d'héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien." L'État-Major allemand s'était-il bien conduit ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l'esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d'Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l'état-major et même des soldats qui lui avaient seulement demandé "la permission de cueillir un des ne-m'oubliez-pas qui poussaient auprès de l'étang", bonne éducation qu'elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l'arrivée des généraux allemands. En tous cas si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l'esprit des Guermantes - d'autres diraient de l'internationalisme juif, ce qui n'aurait probablement pas été juste, comme on verra - la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture libérale qu'il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me [parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou infirmât les principes qu'il m'avait alors exposés. Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s'étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et par exemple la théorie de la "percée" avait été complétée par cette thèse qu'il fallait avant de percer, bouleverser entièrement par l'artillerie le terrain occupé par l'adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu'au contraire ce bouleversement rendait impossible l'avance de l'infanterie et de l'artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d'obus avaient fait autant d'obstacles. "La guerre, disait-il, n'échappe pas aux lois de notre vieil Hégel. Elle est en état de perpétuel devenir." C'était peu auprès de ce que j'aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c'est qu'il n'avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d'ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n'était pas ceux dont j'étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n'avions jamais parlé. "Mon petit, m'écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants qui ne se doutaient pas de ce qu'ils recélaient en eux d'héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l'avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef [blessé, et frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t'assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L'épopée est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d'une telle grandeur, le mot poilu est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s'il a pu contenir d'abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons "chouans" par exemple. Mais je sais poilu déjà prêt pour de grands poètes comme les mots déluge ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s'en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu'il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l'ambassadeur, a été sept fois blessé avant d'être tué, et chaque fois qu'il revenait d'une expédition sans avoir écopé, il avait l'air de s'excuser et de dire que ce n'était pas sa faute. C'était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l'enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t'assure que moi qui ai fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l'habitude de voir la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une torpille ou [même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l'effondrement du pauvre Vaugoubert qui n'était plus qu'une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire que c'était pour la France, que son fils s'était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c'est pour cela qu'il faut se dire qu'"ils ne passeront pas", tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n'avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands." De même que les héros d'un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des événements qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la sanglante aurore, du vol frémissant de la victoire, etc. Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu'il était immobilisé à la lisière d'une forêt marécageuse, mais comme si ç'avait été pour une chasse au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d'ombre et de lumière qui avaient été "l'enchantement de sa matinée" il me citait certains tableaux que nous aimions [l'un et l'autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des gens du front qui n'avaient pas la même peur de prononcer un nom allemand que ceux de l'arrière, et même avec cette pointe de coquetterie à citer un ennemi que mettait par exemple le colonel du Paty de Clam dans la salle des témoins de l'affaire Zola à réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la plus extrême violence et que d'ailleurs il ne connaissait pas, des vers de son drame symboliste: La Fille aux mains coupées. Saint-Loup me parlait-il d'une mélodie de Schumann, il n'en donnait le titre qu'en allemand et ne prenait aucune circonlocution pour me dire que quand à l'aube il avait entendu un premier gazouillement à la lisière d'une forêt, il avait été enivré comme si lui avait parlé l'oiseau de ce "sublime Siegfried" qu'il espérait bien entendre après la guerre. Et maintenant à mon second retour à Paris, j'avais reçu dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j'ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement d'une manière assez différente. "Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle, que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J'y suis arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu m'empêcher de partir. On me traitait de folle. "Comment, me disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s'en échapper." Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement [avait de juste. Mais que voulez-vous, je n'ai qu'une seule qualité, je ne suis pas lâche, ou si vous aimez mieux je suis fidèle et quand j'ai su mon cher Tansonville menacé, je n'ai pas voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m'a semblé que ma place était à ses côtés. Et c'est du reste grâce à cette résolution que j'ai pu sauver à peu près le château - quand tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en comble - et non seulement le château, mais les précieuses collections auxquelles mon cher Papa tenait tant." En un mot, Gilberte était persuadée maintenant qu'elle n'était pas allée à Tansonville comme elle me l'avait écrit en 1914 pour fuir les Allemands et pour être à l'abri, mais au contraire pour les rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n'étaient pas restés à Tansonville, d'ailleurs, mais elle n'avait plus cessé d'avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans la rue de Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était question de la décorer. La fin de sa lettre était entièrement exacte. "Vous n'avez pas idée de ce que c'est que cette guerre, mon cher ami, et de l'importance qu'y prend une route, un pont, une hauteur. Que de fois j'ai pensé à vous, aux promenades grâce à vous rendues délicieuses que nous faisions ensemble dans tout ce pays aujourd'hui ravagé, alors que d'immenses combats se livrent pour la possession de tel chemin, de tel coteau [que vous aimiez, où nous sommes allés si souvent ensemble. Probablement vous comme moi, vous ne vous imaginiez pas que l'obscur Roussainville et l'assommant Méséglise d'où on nous portait nos lettres, et où on était allé chercher le docteur quand vous avez été souffrant, seraient jamais des endroits célèbres. Eh bien, mon cher ami, ils sont à jamais entrés dans la gloire au même titre qu'Austerlitz ou Valmy. La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l'ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c'était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l'importance qu'il a prise. L'immense champ de blé auquel il aboutit c'est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les français ont fait sauter le petit pont sur la Vivone qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l'auriez voulu, les Allemands en ont jeté d'autres, pendant un an et demi, ils ont eu une moitié de Combray et les Français l'autre moitié." Le lendemain du jour où j'avais reçu cette lettre, c'est-à-dire l'avant-veille de celui où cheminant dans l'obscurité, j'entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d'y retourner, m'avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l'annonce seule m'avait violemment ému. Françoise avait d'abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu'il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l'inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d'animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignit de perdre notre clientèle, soit qu'elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu'elle ignorait où ce garçon, "qui d'ailleurs ne ferait jamais un bon boucher", était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n'avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant."

( Proust , le temps retrouvé )

13 commentaires:

  1. whouaouuuuh !
    vous seriez allé écouter Tadié que ça ne m'étonnerait pas.

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  2. @ Cactus

    vous chercheriez à ce que sa fièvre ne retombe pas ???

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  3. non , juste qu'elle rebondisse un quart de seconde !

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  4. oui Dexter mais chut ! IL était très pris , ils étaient 3 hauts parleurs en la Ville là : il m'a juste dit qu'il avait trouvé l'ouvrage de Clopine fort bien tourné mais chut , ok ? ( après avoir réfléchi un court instant à notre première rencontre , où et quand ?

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  5. Jacques Drillon / écrivain et critique
    François Noudelmann /philosophe
    Jean-Yves Tadié /essayiste

    http://www.culture.lyon.fr/culture/sections/fr/agenda/evenement?keywords=th%E9%E2tre&page=7&id=57941750

    CLOPINE EST GRANDE !

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  6. ou plutôt une bonne apoproche à l'oeuvre de Marcel ! ( je l'ai juste approché avant son show , j'ai fait l'aller-retour pour Clopine par un taon de merdre qui piquait la peau vive pour l'interrogationner )
    grosse journée de repos obligatoire - détrempé moi ) en vue ce jour : à beaucoup plus tard !

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  7. "approche"
    mes vieux yeux et mon vieux clavier de portable me deviennent insupportables ! le huit mars à venir de l'homme , jour de mes 70 ans , bien frappé , j'aurai enfin mon nouveau Toshiba grand écran nouveau processus et 8 M mémoire vive pour remplacer ma morte à moi !
    à beaucoup plus tard !

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  8. de passage , sage :
    " nouveau processeur " pas processus !
    ( je n'ai plus toute ma tête )!
    très pressé je repars pour du repos imposé ; je copie-colle tout chez Clopine la coquine , Dexter )

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  9. Repose toi bien Cactus, take care, à +

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  10. merci Sido !
    un peu de repos hors ordi quelques jours nés !

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  11. Cactus,
    désolé, je n'étais pas au courant pour le catimini.
    j'espère que j'ai pas fait une boulette.
    j'ai lu votre jeu avec la grille à remplir, le nombre de points correspond-il exactement au nombre de lettres ?

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  12. pas vraiment , c'est illisible :-(
    non non c'est ok !

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Ainsi vous voici cactussés